Cours réalisé par Laurent Desvignes

Lycée Rabelais, Chinon

    Le Traitement musical d’un texte: "Ne me quitte pas"

Ø      2 Versions : 1 : Jacques Brel

                        2 : Yuri Buenaventura

 

 

ð     Le texte :

Le copyright de cette chanson date de 1959. Composée par Jacques Brel (paroles et musique), elle évoque les thèmes de l’amour, de l’absence, mais aussi ceux du voyage et de la nature, sujets chers par essence aux auteurs romantiques du XIX° et du début du XX° siècle.

Plane également l’idée de la mort reliée à celle de l’absence.

Malgré le profond désarroi des propos et l’atmosphère résolument triste de ce morceau, il ne faut pas tisser des liens de parenté trop étroits entre la pensée littéraire de Brel et celle d’auteurs romantiques tels Musset ou Gauthier (voir par exemple les poèmes tirés de La Comédie de la mort mis en musique par Fauré ou Berlioz).

Cependant, la substance poétique détaillée plus haut montre une certaine forme de continuité entre le romantisme (amour, absence, spectre, mort, nature…), le post-romantisme (vision pessimiste de l’avenir et invitation au voyage à l’instar de Baudelaire) ou encore le symbolisme (référence à Verlaine).

L’exotisme est un thème abordé également : on peut y voir entre autre une allusion à l’école parnassienne, Leconte de Lisle ou encore Sully Prudhomme (Au bord de l’eau).

N’oublions pas que Brel avait le goût du voyage : tout comme Gauguin, il fit de nombreux séjours aux Iles Marquises (archipel de la Polynésie française).

Les rimes sont embrassées et la forme poétique est un rondeau, héritage de la rhétorique du Bas Moyen-Âge (XII°- XV°).

ð      La musique :

La structure du morceau est un rondo composé de trois couplets de 16 mesures et de deux refrains de 16 mesures. Le prélude de 2 mesures est utilisé également comme interlude entre le premier refrain et le second couplet et entre le second refrain et le troisième couplet.

Un court postlude composé d’un dernier contrechant interprété à la flûte traversière ponctue la chanson.

Le tempo, modéré n’est pas régulier : l’auteur prend beaucoup de liberté rythmiquement et adapte la vitesse de son interprétation en fonction des besoins du texte et du sens des paroles (relation texte/musique). Cette technique de jeu «  Rubato » donne toute son expression au texte et permet d’obtenir un résultat extrêmement musical.

·         Organisation formelle, orchestration et modes de jeu.

On note ici une grande diversité à la fois dans l’orchestration, dans les paroles et dans l’interprétation de la musique (mélodie principale, contrechant et accompagnement).

PARTIES

MODES DE JEU

ORCHESTRATION

PRELUDE

Présentation du thème, accompagnement en arpèges

PIANO SOLO

COUPLET 1

Mélodie conjointe. Ambitus restreint à une sixte mineure.

Accompagnement en arpèges.

PIANO + VOIX

REFRAIN 1

Ambitus plus développé : octave.

Accompagnement mêlant arpèges et accords, plus dense.

PIANO + VOIX

INTERLUDE 1

Reprise du thème à l’identique du prélude.

PIANO SOLO

COUPLET 2

Mélodie conjointe plus affirmée.

Accompagnement du piano plus expressif. Contrechant harmonique aux violons.

 

PIANO + VOIX + CORDES

REFRAIN 2

Davantage d’intensité, chant et accompagnement. Entrée de la contrebasse en pizz. Cordes très présentes.

PIANO + VOIX + CORDES

INTERLUDE 2

Identique à l’interlude 1.

PIANO SOLO

COUPLET 3 ET POSTLUDE

Interprétation du chant proche de celle du couplet 1. Trilles au piano. Contrechant de la flûte traversière, ajouté à celui des cordes, toujours harmonique. Contrebasse en pizz.

 

PIANO + VOIX + CORDES + FLUTE TRAVERSIERE.

 

La tonalité de départ est la mineur. Le prélude commence sur un accord de dominante (Mi 7), préparant ainsi le début du couplet (départ en anacrouse). Les quatre premières mesures sont composées des accords suivants : la m – la m/sol - ré m/fa – ré m7.

Arrive mesure 5 et 6 un accord de sol qui est en fait la dominante de do : modulation au relatif majeur. On retrouve la tonalité de départ à la mesure 9 par le biais d’un accord du IV° degré (ré mineur). Toute la fin du couplet reste dans le ton principal.

Le refrain reste en la mineur pendant 5 mesures.  A partir de la sixième mesure, on module en do majeur  (ré m – sol7 – do : II – V – I). Le chant se poursuit en la mineur (on peut remarquer cependant un emprunt en sol mineur, mesure 10 du refrain) pour se terminer sur un accord de dominante, ramenant la ligne mélodique du prélude.

Il est à noter enfin les changements harmoniques dans le troisième couplet : nouvelles couleurs, emprunts, pédale de contrebasse, notes étrangères (retards).

·         Relation musique/texte.

Elle est soulignée avant tout de par la qualité et l’expressivité de l’interprétation.

On peut remarquer également le contraste au niveau du climat entre les couplets et les refrains.

Les couplets se ressentent comme une longue et pesante plainte, une supplication presque désespérée (je t’inventerai des mots insensés, etc.). L’ambitus de la voix reste confiné à la sixte mineure, le mouvement mélodique conjoint est une longue marche d’harmonie allant du médium vers le grave. Une certaine forme de statisme règne ici.

Les refrains tournés vers l’exotisme et le symbolisme, évoquant le voyage et la nature sont beaucoup plus optimistes. L’ambitus de la mélodie atteint l’octave, la conduite de la voix est métissée entre mouvements conjoints et disjoints, la nuance est plus forte.

 

 

Chanteur d’origine colombienne, Yuri Buenaventura propose ici une très belle version de la composition de Jacques Brel.

On pense parfois à tort que la salsa ne peut évoquer que des thématiques radieuses telles que l’amour, la fête, forme à peine déguisée d’une certaine insouciance des réalités du monde extérieur : vision réductrice et non tangible.

La salsa peut également traiter un sujet tel que l’amour passionnel. On retrouve du reste bien souvent de nombreuses situations de détresse « sorties » en bonheur.

La salsa est finalement à la musique latine ce que le blues est à la musique afro-américaine : une volonté de tourner en dérision les situations les plus sombres.

ð     Le texte :

Complètement fidèle à la version de l’auteur, à l’exception du troisième couplet exploité en Montuno pour les besoins du style et de l’arrangement.

ð      La musique :

L’originalité de la version de Yuri Buenaventura réside avant tout dans le métissage des styles qu’elle propose. La salsa est par définition une musique métissée provenant du Son Montuno Cubain. Ici, nous avons un traitement des couplets en Boléro et une interprétation des refrains en Son Montuno proche en la circonstance de la Guaracha.

La structure est proche de l’original de Brel :

Prélude :  2 mesures.

Couplet 1 : 16 mesures.

Refrain 1 : 16 mesures (tempo doublé).

Interlude : 2 mesures.

Couplet 2 : 16 mesures.

Refrain 2 : 16 mesures (tempo doublé).

Mambo : 4 mesures (tempo doublé). On peut également appeler cette partie « Moňa ».

Couplet 3 : Dans le style d’un Montuno : 16 mesures (tempo doublé).

Mambo : Reprise de la section orchestrale.

Coda ou postlude : 2 mesures.

Les différences se constatent à partir de la fin du deuxième refrain où l’on retrouve une section mambo (qui est une phrase instrumentale jouée souvent à l’unisson et qui fait le lien entre différentes parties). Cette section appelée également Moňa est typique du style salsa et se retrouve dans la plupart des compositions inhérentes à ce style.

On retrouvera cette même partie après le couplet 3 traité comme un Montuno (alternance entre le soliste et le chœur) et avant un dernier riff orchestral servant de coda.

PARTIES

MODES DE JEU

ORCHESTRATION

STYLE

Prélude

Présentation du thème principal, tempo régulier.

PIANO SOLO.

RECITATIF

COUPLET 1

Mélodie conjointe. Accompagnement en accords + contrechant de piano.

Piano, Voix, Contrebasse, Percussions.

(Congas, bongos, maracas, timbales).

 

 

BOLERO

REFRAIN 1

Habanico de Timbales.

Ambitus plus développé. Tempo de départ doublé.

 

Tumbao de piano et de contrebasse, riff de cuivres puis background.

TUTTI :

(Piano, contrebasse, percussions avec en plus clave et cloche, trompettes, trombones et sax baryton) + voix.

 

SON MONTUNO PROCHE DE LA GUARACHA

INTERLUDE

Reprise de la tête du thème principal.

PIANO / CONTREBASSE/ PERCUSSIONS.

RETOUR DU BOLERO PREPARANT LE COUPLET 2

COUPLET 2

Mélodie conjointe toujours régulière. Accompagnement du piano différent, plus affirmé.

PIANO / CONTREBASSE/ VOIX / PERCUSSIONS.

 

BOLERO

REFRAIN 2

Même orchestration que pour le premier refrain, avec toujours le retour à la rythmique de départ en fin de refrain.

 

TUTTI

 

SON MONTUNO

MAMBO

OU

MOÑA

Tumbao piano/contrebasse + phrase instrumentale à l’unisson très marquée rythmiquement avec ponctuations harmonisées.

 

 

TUTTI ORCHESTRE

SON MONTUNO

Style de Salsa proche de celui développé par des orchestres tels Irakere, Poncho Sanchez ou encore Orlando Maraca Valle.

COUPLET 3

MONTUNO

Paroles du couplet 3 réexploitées en improvisation : soliste alternant avec chœur : réponses sur « Ne me quitte pas / No me dejes mas”. Tumbao piano/contrebasse + percussions.

 

 

RYTHMIQUE (Piano, contrebasse, percussions) +

CHANT et CHŒURS

 

 

 

 

SON MONTUNO

MOÑA

Idem mambo

TUTTI ORCHESTRE

SON MONTUNO

POSTLUDE OU CODA

Conclusion avec mises en place de fin rythmiques.

Cadence parfaite dans le ton principal.

 

TUTTI ORCHESTRE

 

SON MONTUNO

 

Contrairement à la version de l’auteur, la tonalité de départ de cette interprétation n’est pas la mineur mais ré mineur. Yuri Buenaventura adapte le langage tonal du morceau à la tessiture de sa voix, cette transposition faisant partie de l’arrangement.

Harmoniquement, le parcours est le même que dans la version originale : cadences aux mêmes endroits, modulations identiques, etc.

Le changement notable s’effectue à partir de la fin du second refrain, au passage au Mambo.

L’arrangement impose un cheminement simple et efficace dans ce style musical :

Ø        RE m – DO7; FA – MI m7b5 – LA7;   X 2

On remarque la modulation en fa majeur, puis l’enchaînement II – V – I pour le retour du ton principal.

Le Montuno marque lui aussi une différence harmonique notable par rapport aux couplets 1 et 2, là encore pour des raisons stylistiques évidentes. L’enchaînement est le suivant :

Ø        SOL m – LA7 ; RE m.

La différence la plus notable se situe au niveau de la métrique. L’original est à trois temps alors que cette adaptation est à 4/4. On peut préciser que le Boléro est binaire, différent donc de son homologue Espagnol qui lui est ternaire. Les refrains ainsi que les Mambos et le Montuno gardent une rythmique binaire, deux fois plus rapide que celle du boléro et avec une polyrythmie différente. La clave ici est une clave Son 2 :3.

En conclusion, on constate que la qualité de cette version réside entre autre dans le choix des styles proposés mais également dans la valeur de l’arrangement et de l’orchestration.

Loin de vouloir imiter Jacques Brel, Yuri Buenaventura revisite cette chanson avec sa culture, son style et sa sensibilité.

ð      Glossaire.

§         Salsa : Style musical apparu au début des années 70 à New York, issu du Son Montuno cubain.

§         Son : Genre musical chanté et dansé d’abord rural puis urbain, popularisé et transformé à La Havane.

§         Montuno : Section d’improvisation avec alternance soliste/chœur dans le son.

§         Guaracha : Genre musical chanté sur tempo vif et avec des textes satiriques, issu du théâtre bouffe. Il a évolué vers un rythme dansé influencé par le son et intégré au répertoire des orchestres.

§         Mambo : Plusieurs sens possibles. Ici, c’est une phrase instrumentale répétée à l’unisson formant une brève section qui fait le lien entre différentes parties d’une pièce musicale.

§         Moña : Comme le mambo, c’est un passage orchestral qui précède souvent une section chantée ou improvisée.

§         Tumbao : Façon d’aborder le phrasé à l’intérieur du rythme de base au piano et à la contrebasse. Formule d’accompagnement mélodico-rythmique.

§         Riff : Phrase destinée à être jouée plusieurs fois de suite et pouvant être employée comme mélodie ou comme accompagnement (background). On parle de riff aussi pour une phrase qui ponctue certains passages d’un chant.

§         Habanico : Appel rythmique joué par les timbales et marquant le passage d’une section à une autre (ici le passage du couplet vers le refrain). Le timbalero utilise aussi cet appel pour faire partir toute la section rythmique, lors d’une introduction par exemple.