TRADITIONS MUSICALES SPECIFIQUES
A BALI, SUNDA ET JAVA
A-
Quelques
traditions musicales communes aux trois régions
·
Les
échelles mélodiques pelog (heptatonique
à intervalles inégaux) et slendro (pentatonique,
à intervalles « presque égaux ». Sunda possède en plus une échelle
pentatonique particulière, le madenda ou
sorog. Catherine Basset émet (op.cité,
page 82) l’hypothèse que « le pelog (se situe) du côté des palais et de leur culture
indo-bouddhique, le slendro étant réservé
au monde rural et aux expressions plus autochtones ».
·
Le
théâtre d’ombres, ou Wayan
Kulit
Il
ne s’agit pas d’un simple théâtre d’ombres chinoises, mais d’un
office, presque une sorte de messe ou comme un de nos anciens «mystères»,
formé sur la base du terme yang désignant
tout ce qui appartient au monde surnaturel des ancêtres et des esprits. Les
figurines sont taillées dans du cuir (kulit).
Il s’agit d’un rituel ancien dont les origines sont à rechercher dans
le culte des ancêtres. .
Aujourd’hui encore, on ne donne une représentation de wayang
kulit que dans des occasions bien précises, lorsque l’équilibre d’un
individu ou celui de la société se trouvent menacés (circoncision, mariage,
épidémie, sécheresse). L’évocation des ombres sur l’écran est ressentie
comme une opération bénéfique susceptible de rétablir l’ordre cosmique
momentanément perturbé.
Théâtre
de marionnettes dont les thèmes sont souvent puisées dans les textes indiens Ramayana
et Mahabbarata ou encore sur la Geste
de Panji, il est répandu dans
toute l’Asie du Sud-Est (qui alimente une infinité d’arts scéniques et
vocaux). La légende de la sorcière Calonarang, pièce majeure du théâtre
balinais, remplit par son aspect magique et religieux une fonction exorciste.
Le
Wayan Kulit trouve son origine dans un
rite chamanique d’invocation des ancêtres. Construit à l’origine sur l’échelle
slendro, avec des métallophones à
lames suspendues, il était autrefois, à Java, accompagné d’instruments mélodiques
comme le rebab. Son importance dans la
culture, les arts et les mentalités javanaises est grande et son influence sur
la musique prépondérante puisque cette tradition a provoqué l’utilisation
du gamelan actuel à double jeux pelog
et slendro et permis l’intégration
des « instruments doux ». Traditionnellement, le slendro sert les grandes épopées indiennes tandis que le pelog,
à la couleur plus sentimentale, accompagne la littérature indo-javanaise de
l’époque de Majapahit. C’est de ce genre très riche de musique de scène
que la musique de gamelan a hérité – à Java notamment – sa capacité à créer
diverses atmosphères, à évoquer personnages et situations au moyen de modes
différents et de diverses combinaisons instrumentales.
·
Les
danses et musiques liées à la transe (permanence du « motif des crapauds »
et d’une rythmique aux percussions à peaux), spectacles exorcistes, danses de
séduction…
·
Le
Topeng , théâtre populaire masqué
B-
Traditions
musicales spécifiques
a)
Genres
musicaux
A Bali
La culture classique balinaise, restée largement influencée par l’hindouisme, a gardé mieux qu’aucune autre la trace du rayonnement de l’ancien monde indo-javanais. Bali ne connaît pour ainsi dire pas de musique intimiste ni de pratique spontanée ; la musique, la danse et parfois le théâtre y sont le reflet des anciens cultes, pour l’essentiel rituels communautaires. Jouer du gamelan (« A Bali, la musique c’est le gamelan ») est avant tout un service religieux ; toutes les localités ou presque entretiennent un ou plusieurs instruments à cet effet. La pratique reste amateur.
Ø
Le gamelan
Selunding (CD 5) est réputé pour
être le plus ancien ensemble instrumental de Bali et les musiques que l’on
interprète avec les plus difficiles à jouer.
Ø
La très grande majorité
des spectacles a lieu dans le cadre de cérémonies religieuses : wali
(pratiques rituelles axées sur la musique et la danse collective), bebali
(danse et théâtre dansé s’appuyant sur un argument de littérature
classique)…
Ø
Le
gamelan Kebyar
(Bali, CD 9) n’a en revanche
aucune fonction cérémonielle. Il est aujourd’hui le plus répandu.
Né
en 1915, il cause une véritable révolution artistique particulièrement
significative. Musique qui se libère à la fois des règles de l’esthétique
classique et des contraintes du rite ou de l’argument littéraire, le style kebyar
accole en patchwork des thèmes empruntés à toutes sortes de répertoires
traditionnels. Il inaugure en quelque sorte la musique de concert et sous-tend
une danse abstraite et virtuose. Créé pour servir le nouveau style, le gamelan
gong kebyar s’affirme comme un ensemble polyvalent, sur lequel on interprète
l’ensemble des répertoires. Apparaissent ainsi des pots-pourris de danses détachés
de leur contexte théâtral ou rituel, à vocation touristique… La virtuosité
caractérise le style kebyar dans les
domaines de l’ornementation contrapuntique et des parties non mesurées à
caractère rhapsodique. Il établit la domination du contrepoint percussif sur
l’expression mélodique et anéantit définitivement l’expression
individuelle dans la musique.
>
Le Gong
gédé ou « grand gamelan »,
formation parmi les plus anciennes à Bali, est spécifiquement réservée aux
rituels religieux et n’est utilisé que deux ou trois fois par an dans les
temples auxquels ils appartiennent. Seuls certains musiciens peuvent jouer ces
instruments, un répertoire bien
déterminé leur étant consacré.
Ø
L’opéra balinais Arja
et son orchestre spécifique, petit ensemble de flûtes et de percussions.
Ø
Les danses de séduction
balinaises (jogèd) sont accompagnées
par des ensembles de xylophones et de bambous.
Ø
Le Cak,
forme vocale populaire née au début du siècle de chœurs plus anciens. Sa
polyrythmie complexe d’onomatopées ( 3 x 7 cellules multipliée par x groupes
de 3) établit l’interdépendance maximale d’un groupe. Elle évoque le chœur
des batraciens (« motif des crapauds ») et inclut l’imitation des
instruments du gamelan. La puissance
des chants à l’unisson, l’entrelacs des contrepoints et une chorégraphie
symétrique des choristes assis en rond en forment les principales caractéristiques.
Sa fonction première est celle d’exutoire physique, psychologique et
symbolique.
A
Java
Java
possède des traditions rurales qui la rapprochent des autres régions mais tire
son prestige de formes artistiques savantes extrêmement raffinées, longtemps
restées l’apanage des palais : gamelan
cérémoniels, grand gamelan
pelog-slendro, chant de la littérature, ballets, Wayan
Kulit.
Les
compositions dédiées aux gamelan historiques
à fonction rituelle – patrimoines des palais – se limitent à une colotomie
répétitive, musique sommaire, qui met en évidence le « motif des
crapauds ». Elles
sont données le plus souvent lors des grandes occasions : couronnements,
grandes réceptions, banquets nocturnes du mois de jeûne…
Le
gamelan Ageng Jawa (CD
13) est l’instrument typique de l’île.
Java
possède une répertoire spécifique de danses dont la gestuelle et la musique
sont exécutées sur un tempo plus lent qu’ailleurs (ballets sacrés
rituels).
Le
chant forme une part très importante de la musique à Java, intervenant dans
une majorité des formes instrumentales ; il est désigné par le terme générique
de Tembang ; Les formes poétiques
chantées sont classées en différentes catégories.
L’ère
moderne consacre à Java une tendance
marquée à la professionnalisation : autour des Académies, qui
relaient le rôle artistiques des anciens palais, se sont formés des groupes
indépendants dont certains sont professionnels. L’islamisation en est une des
raison, les gamelan n’ayant aucune
fonction dans le culte musulman.
A Sunda
A Sunda, nous sommes en présence d’une culture plus rurale (villages et montagnes).
La prédominance du chant
Point
fort de Sunda, le chant existe dans de nombreuses formes vocales comme dans le gamelan
dans lequel il est mis en relief et se détache nettement de la masse
instrumentale. Dans la musique de concert comme dans la danse et le théâtre,
le gamelan comprend toujours une
chanteuse, les instrumentistes ponctuant quant à eux le discours musical
d’interventions vocales (cris syncopés).
Ø
Les chants de bardes pantun
(poèmes anonymes transmis oralement et chantés) de Sunda, antérieurs à
l’islamisation, content principalement les hauts faits des princes de
ces contrées ; il donne naissance à un chant « classique » spécifique
(Tembang Sunda) qui fait aujourd’hui
l’objet d’un enseignement académique et de concours officiels. Ce sont des
récits en prose accompagnés du kacapi. Des
poésies d’amour sont également mises en musique, traditionnellement chantées
lors de veillées informelles.
Ø
Le Beluk
conte une histoire dont chaque vers est lu par un récitant puis chanté par
un autre participant. Il s’agit là d’un genre plutôt rural.
La
« sundanité » musicale est principalement marquée par la sensualité
et la sentimentalité – musiques intimistes -, absentes à Bali et Java. La thématique
de la Nature y est prépondérante : la montagne est une amie, la mer une
traîtresse, la forêt un lieu initiatique et de recherche de pouvoirs
surnaturels…
De
manière corollaire, le « vedettariat » est plus fort de nos jours
à Sunda qu’ailleurs – celui des chanteurs et chanteuses notamment – alors
que les balinais réprouvent le culte de l’individu et que les javanais préfèrent
la mémoire des défunts à la glorification des vivants.
Les
gamelan
A
Sunda, l’art savant se manifeste surtout par l’usage des gamelan
(« sunda » et « degung ») tandis que les musiques
populaires s’épanouissent à travers de petits ensembles instrumentaux à
cordes et à vent ou à percussions. Si la tradition musicale est fondée sur la
récitation des pantun, il y a
toutefois eu osmose entre les arts savants et populaires (la musique de Cour
s’est ainsi créée à partir des thèmes mélodiques apportés par les
musiciens populaires).
b)
Instruments
et techniques spécifiques
Java
Les
gamelan Sekatèn : joués dans
les palais de Java-Centre pour les fêtes anniversaires de la mort du Prophète
et construits sur une échelle pelog heptatonique
complète.
Ils
sont joués à pleine puissance, les marteaux abattus de toute la hauteur du
bras et sont orchestrés autour des instruments lourds, à la tessiture extrêmement
grave ; la ponctuation des gongs est conservée : gong ageng au sommet, « motif des crapauds » sur les
gongs horizontaux et tambour « de mosquée ».
Bali
Domination
des percussions et surtout des claviers ; à la différence de son
homologue javanais, les autres gongs ne sont pas accordés.
Le chant n’y est pas intégré, les flûtes souvent facultatives et le
rebab rarissime (hormis dans le gamelan
Gambub).
Les
orchestre typiques à Bali sont les gamelan
Gambang (avec grands xylophones avec un ou deux métallophones sans résonateurs)
et Selunding (ensembles sacrés de
claviers de lames métalliques destinés à jouer des compositions cérémonielles),
exclusivement composés de claviers et accordés sur l’échelle pelog.
Le
gamelan Angklung , certainement
ancien, est utilisé plus particulièrement pour un répertoire spécifique de
rites funéraires.
Le
gamelan gong kebyar (cf. ci-dessus),
le plus pratiqué actuellement et dont la formation ne remonte qu’aux années
1920.
Le
Gong Gedé ou « grand gamelan »,
formation parmi les plus anciennes à Bali réservée pour l’essentiel aux
rituels religieux. Ils ne sont utilisés que deux ou trois fois par an, dans les
temples, et un répertoire spécifique lui est réservé. Ces gamelan
nécessitent l’emploi d’une quarantaine de musiciens. Il ne reste
actuellement que trois ou quatre orchestres de ce type dans l’île.
Les
gamelan sundanais sont nés de
l’influence javanaise à l’époque de Mataram – voire antérieurement ;
beaucoup sont restés fidèles à une dominante de carillons et de gongs ;
on y ajoute parfois le rebab, et les répertoires modernes incluent souvent le
chant. Plus globalement, on peut dire que le gamelan
complet de type javanais est largement adopté à Sunda mais les styles et répertoires
sont spécifiques, les voix et instruments doux (instruments mélodiques non métalliques),
porteurs de parties mélodiques solistes mises en évidence, y prédominant.
L’absence de métallophones à lames suspendues – discrets mais
indispensables à Java, dominants à Bali - est à noter.
Le
gamelan princier Degung
, orchestre de chambre caractérisé par son échelle pelog
Degung aux consonances assez proches de la musique occidentale, comprend une
série de gongs suspendus donnant la ligne de basse et quelques autres
instruments pour la mélodie et son ornementation : carillons, métallophones.
Certaines
populations les plus fermées (les Baduy blancs par ex.) ne connaissent pour
leur musiques rituelles que les ensembles d’Angklung
– tuyaux de bambous oscillants, suspendus, accordés à l’octave –, très
nombreux à Sunda, et les
récits chantés de bardes (pantun)
accompagnés par la cithare kacapi.
c)
Gamelan
et musique vocale
Au
contraire des gamelan javanais et
sundanais, les gamelan balinais
n’intègrent pas le chant ; flûtes et vièles ont par ailleurs un statut
tout à fait secondaire quand elles ne sont pas absentes. C’est ainsi, à
Bali, la musique « forte, publique et collective qui triomphe dans cette
société ultra communautaire.